FADE TO GREY
C'est l'histoire de quelqu'un qui part.
C'est le récit de quelques aventures.
C'est l'histoire de son questionnement.
C'est le récit de rencontres imparfaites.
Le plus grand voyageur est celui qui a su faire une fois le tour de lui-même ( Confucius).
Un voyageur est un espèce d'historien, son devoir est de raconter fidèlement ce qu'il a vu ou ce qu'il a entendu dire. Il ne doit rien inventer, mais aussi il ne doit rien omettre (Chateaubriand)
Texte benoit Jeantet
N°1
acrylique sur papier
30/40 cm
2013
1)
N°2
acrylique sur papier
30/40 cm
2013
2)
New-York. Maintenant je me souviens. Qu’au début, qu’avant d’atterrir au beau milieu de tout ça, cette ruche bourdonnante de mémoires toutes neuves et de désirs inaboutis- cette décharge d’ambitions à ciel ouvert -cette mêlée de sang, d’acier, de verre et de merde, il y a eu l’envie soudaine-le besoin de tout quitter. Tout quitter-tout plaquer. Quitter ces gens-leur esprit paresseux qui faisaient semblant de ne plus me voir, de ne plus me reconnaitre. N’étant plus tout à fait la même, je devenais beaucoup trop différente.A peine quelqu’un. Quelque chose comme un envahisseur caché. Tout quitter d’un coup sec. Le déni. Tout plaquer net. Leurs défiances. Quitter cette terre plate sur quoi le vent s’aiguisait comme une langue sadique sur une dent malade. Plaquer cette famille où les bons sentiments n’arrivaient même plus à s’abriter sous la lampe étroite. New-York. J’avais laissé derrière moi les corbeaux s’exciteraprès celle ou celui qui ferait sous peu une charogne idéale.
Maintenant je me souviens. Qu’au début, je voulais voir les canards. Les canards de Central Park.Que juste avant mon départ,j’avais lu et relu ce livre. Qu’à force j’en savais des extraits par coeur.Que l’extrait de ce livre qu’entre tous je préférais, précisément c’était celui où il était fait mention des canards de Central Park.Les ai-je seulement aperçus au bout du compte ? Et sinon, avec qui me suis-je promené dans les allées de Central Park ? A moins qu’une fois encore j’ai fait ça toute seule ? Voilà. Je me souviens que si je tenais tant à mon existence solitaire, c’est parce que j’étais convaincue à l’époque- je le suis toujours- que tous les solitaires sont des subversifs. Je marche à coté de mes souvenirs.Suis-je à bonne distance et mes yeux perceront-ils enfinl’épaisse brume qui les entoure? J’en doute. A force de ressasser le passé, j’ai la tête lourde et le souffle me manque. New-York.Les contours de la ville recommencent à se tordre. A nouveau mon esprit se brouille.Mes angoisses sont –elles à l’origine de ces nuages noirs qui menacent, juste au dessus de moi ? Je vais continuerde racontercette histoire. Tant pis si mes souvenirstentent de m’échapper encore.Tant pis si cette ville m’est devenue tout à fait étrangère.
N°3
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
3)
« Lundi.
Soirée. Grisailles. Le monde semble assoupi sur sa fin de race. Il y a partout comme une carence d’énergie. Impression de plus en plus nette que ma vie a besoin qu’on la regarde bien en face. »
C’est très étrange, j’avoue, mais oui, je garde tout et tout ça me pèse toujours sur l’estomac- je ne jette rien ou presque des jours qui ont précédé mon premier départ puisque ces jours ont sonné comme une délivrance même si. Ma vie n’aura jamais consisté qu’à ça, dans le fond. L’errance.Plus tard, on pourra même en retracer les grandes lignes en posant son index sur une carte routière, un peu comme on s’amuserait à suivre une série de cicatrices sur le visage d’un vieil ami.Tenir le compte exact des mauvais coups que la vie a infligé à vos proches,et si possible faire ça à leur place-à leur insu, voilà, je pense, la seule définition qui vaille de l’amitié. Mais passons. J’ai toujours vécu seule. Ma solitude, cette solitude-là, j’en ai décidé en pleine connaissance de cause. Parce que je souhaitais vivre libre. J’ai parfois payé cette soif de liberté au prix fort. J’ai été trompée. J’ai trompé à mon tour. Mais je ne regrette rien.Aujourd’hui, je vais la tête basse. Le visage las.Est-ce ça vieillir ? Ne plus faire de projet, employer ses dernières forces à tenter d’élucider les zones d’ombres de sa vie ? Ce visage, mon visage, s’est creusé au fil du temps.Les stigmates de toutes les joies, de toutes les souffrances récoltées ça et là sur la route, y sont inscrits-gravés à tout jamais. Preuve est faite que j’ai été de chaque combat, de chaque rencontre, de chaque aventure, que ma peau s’est frottée àtout ce qui fait le selde l’existence. Oui, j’ai saigné. Ma vie, je la voulais toute éclaboussée d’écarlate et de mille encres vives. Concernant ce que j’ai pu faire-ce que j’ai pu vivre à New-York,il y a bel et bien un grand trou dans ma mémoire. Je garde tout, par contre, je garde tout de cette somme d’aigreurs, je garde ça précieusement, oui, je ne jette rien de cette période, juste avant que je m’en aille, que je parte loin d’ici où je vivais dans le malheur, où je souffrais parmi les ronces et les pierres. Loin du silence des églises. Loin de ce pays de profonde solitude, l’atroce solitude celle-là,qui consiste à vouloir l’amour avant la rencontre.Ce pays, je vais vous dire,c’était tout jonché de mousses sombres, de poussières noires et de détritus. Et sous le ciel couleur de terre, aucun autre choix possible à part ramper là-dessus d’un air coupable, pendant que tout le monde hurlait, crachait, chacun prisonnier de son face à face avec l’ombre.
N°4
acrylique sur papier
30/40 cm
2013
4)
« Samedi. La nuit.
J’écris ces lignes comme on lance des chats. Sans savoir s’ils retomberont un jour sur leurs pattes. »
Avec le temps on espère un peu de sagesse.Je n’ai pas compris ou c’est tout comme,je n’ai rien senti ou presque, lorsque tout ça, ce flux bifide, ce fluide bizarre,loin de moi s’écoulait. C’est passé trop vite et puis j’étais tellement pressée de me courir après. Mais, maintenant, au moins je sais. Je sais au moins pour l’ombre sur certains trottoirs. Pour les façades grises où la lézarde vient quand elle veut.Je sais au moins que la lézarde laisse passer l’ombre entre les bêtes. Toutes les bêtes.Les vivantes. Les bientôtmortes.Je sais comment elle fait ça. Je sais pourquoi elle le fait.Je sais aussi qu’elle sait. Qu’elle sait ménager l’intervalle pour que les murs sales, souillés d’anthracite et de suie, ces murs au pied de quoi les gueux rallongent leur journée pour eux toujours trop brève en pissant au long cours, pour que ces murs et leur odeur de voute, de cave, d’urine et de bois pourri, succèdentaux porches cossus, aux immeubles pur sang, pur sucre, pure souche et Saint Fiacre. Je sais au moins pourquoi ces ruesserpententen pure perte, jusqu'au sommet du désespoir.Commentelles sont devenues bâtardes,comme on le dit des chiens,et comme on évoque ces filles perdues, ces chipies de poche pour moitié innocentes et à demivampires, dont les petits pieds délicats reviennent marteler le monde sitôt qu’il fasse faim et pour peu qu’elles aient soif.Soif de sang tourné. D’un sang trop épais. Lourd de rancunes. D’un sang aigri. Acide comme un vinaigre. Je sais au moins pourquoi ces filles ont appris par endroit à se glisser dans de plus amples façons de tragédienne. Je sais,je le sais de source sure puisque moi aussi j’ai bu à même leurs gorges claires un peu de ce sang-là,je sais que la vie est pleine de lycée technique de garçons où quelques philosophes de cours privé vous enseignent beaucoup de choses totalement inutiles.Je sais au moins comment elles s’y prennent, ces filles, pour faire croire aux plus désespérés, qu’il n’y a qu’un coup de langue-une main aux fesses, des bas fonds de l’Alfama jusqu’à la reconnaissance mondiale. Avec le temps on espère un peu de sagesse. Je sais, c’est déjà ça, qu’une solitude plus une autre solitude, ça débouche presque toujours sur la somme de rien. Sauf si, dans un élan de soudaine inspiration, l’une des deux se décide enfin à tomber le masque. Ensuite seulement on commencerait à se parler.
N°5
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
5)
-Comment ça, la solitude ?
-Oui.Justement. La solitude. Nous atteindrons bientôt l’âge limite, alors je me suis dit…
-Dit quoi ?
- que ça fait longtemps que le toit de ce hangar doit fuir. Qu’en plus de ça, l’eau de pluie qui tombe sur ma tête, à force, ça me brule. Les cheveux, le visage, les yeux, tout quoi. Que je n’en peux plus de ployer sous cette pluie. Et donc…
-Par ici, vous savez,ne tombe que des pluies acides. On a du vous le dire et vous n’écoutiez pas. Personne n’écoute.Et puis si peu qu’on écoute, de toute manière, il reste toujours cet écart entre la fiction et le réel. Cet écart, aussi infime soit-il,cet écart aux parois quand bien même plus fines qu’une membrane, cet écart même pas une paroi,mais cet écart quand même quoi. Alors, de vous à moi, mieux vaut faire la sourde oreille. Oui, ça vaut mieux parfois.
-Ah…
-Vous n’êtes pas d’ici.Ça se voit tout de suite.
-Personne n’est vraiment d’ici, il me semble. Ici c’est quoi, au juste, ça ressemble…
-A une espèce de camp ? Voilà ce que vous vous dites.
-Oui. Mais je n’osais pas parler de ça. On ne peut pas parler de ça. En tout cas pas comme ça. Pas aussi librement, c’est barbare.Je crois que parler de la barbarie…juste au sortir de la barbarie…c’est barbare. Justement…
-Nous n’en sommes pas encore sorti. Enfin, je parle pour moi.
-Et la solitude donc…
-Et quoi la solitude ? De quelle façon, d’abord, la solitude ? La solitude pourquoi ? A cause de qui ? Et d’ailleurs, comment ça a commencé pour vous, cette affaire-là ?
-J’ignore comment et même quand. Et si ça a même commencé.
-La solitude, si vous voulez vraiment savoir, au départ, alors on pourrait croire que c’est le véhicule idéal pour les idées romantiques.
- Alors qu’en définitive…
-Allez donc vous chercher un masque et une tenue un peu plus adéquate.La solitude, c’est assez toxique, vous allez vite vous en rendre compte.Et puis on ne peut pas jouer si on ne joue pas.
N°6
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
6)
« Dimanche.
Un dimanche où c’est soudain devenu plus facile de venir à bout des opinions. »
Déclic ? Révélation ? Quoi d’autre ? Je ne connais pas le nom exact que l’on donne à ça, mais j’aime. J’aime surtout l’effet immédiat– la chose inédite-le sentiment nouveau, tout ça qui se cache juste derrière le nom, tout ça, ces trois trucs, couplet-contrepoint-refrain, ces trois trucs qui tour à tour se reniflent, s’associent puis finalement se repoussent, ce déclic-cette révélation- cet on ne sait quoi, tapis dans son trou de bête, ou alors en arrêt-les muscles figés nets, comme un chien au pied de la lettre, et quelque fois, aussi, embusqué à l’abri de la dernière syllabe, tout ça attendant que le gros de la troupe à vue d’œil s’amenuise et tant pis les heures que ça prendra, tant pis le temps que ça va mettre. Tant pis. Tant pis. Le sens, depuis qu’avec le jour qui baisse des mains obscures poussent leurs drôles de pierres afin de fortifier les derniers bastions de la nuit, le sens, par-dessus tout, ça sait attendre. C’est un animal craintif, le sens. C’est cet animal qui a coutume de sortir de l’ombre une fois dissipées une par une les dernières impatiences.
N°7
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
7)
« Mardi. Le froid est âpre et je suis transie. Mon cœur déborde pourtant d’une joie toute neuve. Envie de célébrer cette journée qui s’avance comme s’il s’agissait déjà d’un évènementimportant dans ma vie. »
Il suffit de peu de choses.Toi, ma fille, il t’aura suffit d’une pièce de théâtre. Un truc simple, au fond, le théâtre.Un truc simple qui s’adresse à des cœurs simples. Tu parles. Je te réponds. Il suffit de peu de chose. La rumeur de la pluie sur un trottoir où vous n’aviez jamais marché comme ça, auparavant. Le cri d’une femme ou celui d’un enfant. Le cri des faibles, peu importe qui, de quelqu’un qui sait, avant même de naitre,ce que souffrir en silence signifie. Un cri à peine audible. Tellement que les autres ne l’entendent jamais ou presque.Prêter tant soit peul’oreille à des cris semblables, de toute manière, vous n’y pensez pas.Iln’en est pas question. Ne soyez pas sotte, voyons, mademoiselle. Et puisque vous ne semblez plus pouvoir tenir en place, alors partez ! De grâce, maintenant, partez ! Et cessez donc de fixer ce hangar !Tout ce que ça vous rappelle, ce sont vos jeux d’enfants, vos cachettes de jeunes gens avides mais encore timides rien qu’à l’idée de s’étendre sur l’herbe des nuits en charmant l’ombre et les fleurs de ruines.Partez !Ici, nous haïssons votre satanée jeunesse. Bonne qu’à ça : jouer aux petites mortes en secret en fermant les yeux au vent de la nostalgie. Propre à rien d’autre à part trôner au royaume des affects. Partez ! Ici, on vous maudit. Comme on maudit ce hangar-votre cher hangar, qui, de toute façon, est promis à une démolition prochaine. Pas trop tôt. Il était temps. Ici, mademoiselle, nous voulons oublier. Tout oublier.Oublier qu’il n’y a pas si longtemps, peut-être l’ignorez-vous, oui vous l’ignorez sans doute, trop occupée à entretenir le feu de votre belle et si importante jeunesse,oui, oublier que ce maudit hangar a été le théâtre, oui le théâtre, justement, des pires horreurs, des pires tortures, des pires trafics et des pires exactions. Oh mais allez-y ! Fixez-le bien, mademoiselle. Bientôt il ne se dressera plus entre nous et notre culpabilité. Oui. Bientôt…
N°8
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
8)
Le destin n’est qu’une ligne tracée
Dans le premier regard
Et parfoisdans ce regardla nuit s’attarde
Alors la nuit est tiède et elle sent le feuillage
Alors la nuit a l’air fragile il fait froid et ses os
Fontun poids léger sur la neige
Alors le vent se lève depuis l’est vers la mer
Le vent secoue les torches
Le vent n’en finit pas d’accompagner les feuilles
Il claque dans les voiles comme un reproche
Pèse le pour pèse le contre
Et surtout il prend soin de mettre la colère et la haine dans la balance
Oui mais toi
Tu as peur
Tandis qu’un cirque passe
Paresseux il s’écoule dans le fil de brume
Et l’eau sombre de la nuit
Oui mais toi tu dirais une péniche
Repartie pour nulle part
S’échouer en cale sèche
Oui mais toi tu sais que
C’est mal de regarder le monde
Derrière les vitres de l’abribus.
Oui mais toi
Tu voudraistant tu as envie
De t’échapper d’ici en profitantdu vent
A la faveur du cirque
Oui mais toi
On t’asurtout dit que
Qui couche avec des chiens risque d’attraper des puces
Et puis il y a cette fille et à son bras un oiseau s’impatiente
Mi colombe mi charognard
Et tu sais que cet oiseau-cette fille
Reviendront un soir
Cogner du bout de l’aile
Et qu’après ça toi aussi tu voleras à leur suite
Puisque c’est la nuit parait-il qu’il faut croire
Croire à la lumière
Croire à l’oiseau bleu et à la belle aux cheveux d’or
Y croire au moins jusqu’à l’autoroute.
N°9
acrylique sur papier
30/40 cm
2013
9)
« 5 janvier.
L’amitié est un pèlerinage.M’ont manqué hier, par ordre de grandeur : 1) la caresse du vent dans les herbes.2)Le bruissement des cascades. Je reste seule. Mystérieuse. Secrète. Sans doute un peu trop pudique. »
Il y a quelques années de cela, la moindre envie de fugue était somme toute assez facile à satisfaire. Suffisait qu’un cirque passe. Ou bien des trimardeurs, de ces hobos comme on dit, vous savez, ces clochards célestes à l’errance chevillée pour toujours à leur cœur de ferroviaire.Ou, plus simplement, n’importe quel être jeté sur les routes par la nécessité de survivre, le hasard de la vie ou le gout de l’aventure. Ou du reste pour tout autre motif avouable ou non.Et voilà qu’alors on trouvait moyen de quitter son enfance, comme ça, ni vu ni connu,à la sauvette.Qu’à l’appel tendre de la route on saisissait enfin la chance de courir après soi.Il y a quelques années de cela, les choses en la matière paraissaient beaucoup plus simples.Aujourd’hui,personne ou presque ne passe plus nulle part. Les gens,important ou pas, les villes, grandes ou moyennes, les vies, minuscules ou bien, tout ça n’aime pas trop qu’on le traverse. Alors c’est partout-pour tout le monde à peu près pareil l’habitude prise d’étouffer nos vieilles pulsions nomades sous ces souhaits un peu ridicules de petits propriétaires. Et pourtant.Un brasier tout soudain a déchiré mon cœur. Et moi qui me croyais bien à l’abri des brumes fades et de mon confort trop tranquille, un jour alors j’ai pris le sac et la cendre.J’ai serré mes lacets. J’ai mis ma maison en vente.
N°10
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
10)
« Ceci n’est pas censé être un journalet je doute fort que ça te parvienne un jour, mais je l’écris quand même puisque il me faut raconter cette histoire. »
N°11
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
11)
« Lundi.
Une nuit avec un gout sucré de pomme sauvage.J’ai regardé par la fenêtre. Peut-être que tout était dit. Peut-être que tout était là. »
Le jour où j’ai décidé de partir, d’abord tu dormais. La neige a fondu en larmes.Et puis quandtu as rouvert les yeux, il y a eu ce parfum de fleurs tombées.
Le jour où j’ai décidé de partir une sueur mauvaise m’a poissée le front.Tout à coup la cafetière de la voisine a fait un bruit de matin qu’on aurait fouetté jusqu’au sang avec des brassées de colchiques et de coquelicots. J’ai allumé la radio et ça n’arrêtait pas d’éternuer à l’intérieur comme quandma mémoire radote après des refrainstout gonflés de pluie. Sous la douche, tu interrogeais ta libido à distance.
Le jour où j’ai décidé de partir,c’était un lundi.La veille, tu as voulu me confier un secret- ta dernière découverte. La veille, tu m’as dit qu’il suffisait d’arriver sain et sauf jusqu’au Mardi pour que la semaine passe plus vite.
Le jour où j’ai décidé de partir, nous étions comme deux frères. Non. Comme deux sœurs. Non. Nous étions presque comme mari et femme. Non. Nous étions tellement plus que ça.
Le jour où j’ai décidé de partir, déjà, c’était une nuit.
Le jour où j’ai décidé de partir, la nuit est tombée avec gentillesse.Même que cette nuit-là était la sœur jumelle de la nuit précédente. Ces deux nuits jumelles, seul un détail minuscule, un tout petit grain de beauté, là,juste aucreux des reins, aurait permis de les différencier.
Le jour où j’ai décidé de partir, je n’ai rencontré aucune animosité. Je suis descendu avec ma valise. Ce n’était pas une valise très lourde mais au bout de quelques mètres elle s’est mise à me peser plus que le monde en son entier. C’était une nuit douce, une nuit assez tiède et pourtantj’avais mal aux mains, mes mains étaient crevassées à force de la porter. Cette valise,j’avais déjà envie de l’oublier quelque part.
Le jour où j’ai décidé de partir, j’ai voulu revoir le seul endroit d’ici que j’ai jamais aimé. Le seul endroit d’ici que j’ai même aimé d’un amour tendre. La foret de bois noirs qui borde les quartiers de l’ouest. Oui. J’ai toujours éprouvé une forme de soulagement en face de cette foret. Cette foret de bois noirs où les autres avaient trop peur de s’enfoncer. Parce qu’ils lui trouvaient un air lugubre et des façons très hostiles. Moi, j’ai toujours aimé que ce soit une forethérissée de ronces, justement. Une foret, justement, qui puisse me servir d’abri. Me servir d’abri à chaque fois qu’il me fallait échapperà leur chasse sauvage. Qui puisse, oui justement,se dresser entre moi et les violences masculines- cette soif éternelle de conquête qui leur vient parfois au cœur parce que l’ennui les pousse à cet acte qui va trop vite-ce geste rapide et excitant de prendrequi gouverne leur vie-cette maladie mortelle qui les tue sans réfléchir. J’ai toujours aimé-j’ai toujours apprécié de pouvoir trouver refuge sous ces arbres. De m’étendre auprès de leurs racines amères. De découvrir que mon ennui était unique. Et que je pouvais, moi aussi, retirer des jouissances solitaires de cet ennui unique.
Le jour où j’ai décidé de partir, j’ai voulu saluer-rendre hommageune dernière foisà cette foret de bois noirs. Et alors ça a fait comme une chanson triste qui m’a dévastée le cœur.
N°12
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
12)
« Une autre partie du monde. Deux sortes d’hommes peuplent cette partie-là du monde.
Ceux qui se demandent encore pourquoi. Ceux qui répondent toujours parce que. »
-On m’a dit de m’adresser à vous, Monsieur. Vous comprenez. Que vous étiez même la seulepersonne capable de me renseigner. Monsieur ?
- Qui vous l’a dit ? Ne voyez-vous pas que nous sommes seuls, ici. Oui. Tout seul. Et puis vous renseigner à propos de quoi, d’abord ?
-Et bien à propos de cette autoroute. Où conduit-t-elle, pour commencer ?
-Dans ce cas la fin est le commencement. Cette autoroute, c’est terminé. Elle est au bout de la ligne, vous comprenez, cette autoroute. Elle ne mène à rien. Nous sommes au milieu d’un grand nulle part.
-Enfin, Monsieur…C’est assez dur à croire….surtout qu’elle n’a pas l’air habituel des choses qui ne servent plus.
-C’est parce qu’on me paye pour la maintenir en état. C’est tout. L’entretenir juste ce qu’il faut, le temps qu’il faut. Pour les visites, enfin vous savez bien. Quand il y en a.
- Des visites ? Beaucoup ?
-Vous êtes le premier visiteur depuis six mois.
-Et depuis quand ça se visite, les autoroutes ?
-Pas les autoroutes. Cette autoroute.
-Et qu’est-ce qu’elle a de tellement remarquable ?
lL y a bien des années de cela, c’était même il y a fort-fort longtemps,à l’époque où les gens se sont mis à construire des autoroutes pour faciliter l’invasion de leurs voisins, il y avait deux églises-deux grands partis-deux courants de pensées, deux blocs tellement opposés qu’ils en sont venus à se faire une guerre sans merci.Ah oui, dernière chose. Cette autoroute servait de frontière entre les deux blocs. Et sachez que deux immenses fosses communes, deux fosses communes de près de 400 km chacune, longent cette autoroute, mon autoroute.
N°13
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
13)
Je ne suis pas folle
Mais non
C’est juste que je me trompe beaucoup
La vie est un petit luxe triste
Mais non je neveux pas je refuse d’entrer
Dans cet hôpital
Parce que c’est comme si soudain la vie doutait de vous
Je n’ai pas mal
Pas au point de laisser aller mes larmes
A toutes les eaux du monde
Je refuse qu’on m’interne avec les
Vieux les parias de la république invisible les fous
Qui veulent vous apprendre à faire danser les raisins secs
Et ça s’entend d’ici leurs sentences monotones
La vie,c’est du saut d’obstacle
T’as beau prendre ton élan pour mieux sauter c’est souvent que
Tu buttes sur la barrière
Le manque de quelqu’un
De quelque chose le manque
Qu’on ne peut pas combler
Au moins ça aide
Ça aide à se construire de beaux souvenirs
L’important dans la vie, c’est ce qui manque
Même si on s’arrache le foie
Même quand on voudrait s’éclaterla rate
Même quand la vie c’est rien que du bruit dont on se détourne
Même quand on est triste et qu’on se dit
Décidemment je ne fais rien comme il faut
Non
Je refuse je n’irai pas dans cet hôpital
Leurs blessures de soldat de plomb, ça casse l’ambiance
Qu’on me laisse vivre avec mes crises d’angoisse.
N°14
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
14)
« Je sais que tu as pris plaisir à ton voyage. Du moins je l’espère.Souvent les choses se passent comme ça quandsur un coup de tête on décide de partir juste pour l’aventure et les sensations.Je me demande dans quelles mainsces pages finiront par tomber. Au fond, peu importe. Je vais continuer à raconter cette histoire. »
La terrasse.6 juin .
N°15
acrylique sur papier
30/40 cm
2013
15)
Quand je suis montée dans ce train, j’ignorais que c’était un train qui marchait encore à la vapeur. Le genre de trains qui s’arrêtait de temps à autre pour s’alimenter en eau. J’ignorais que j’allais choisir de descendre au cours d’un de ces arrêts. Et que cet arrêt était le dernier avant-poste avant l’inconnu.
N°16
acrylique sur papier
80/30 cm (dyptique 2x40/30)
2013
16)
« Tu sais, les hommes frappent les portes à s’en briser les poings et c’est juste histoire de vous prouver qu’ils souffrent, qu’ils ont des scrupules.A présent je me moque un peu de tout ça. Rien que des poses. Du bruit. Du vent. A présent, tu sais, j’ai le visage bouffi et la peau blanche d’un vieuxbarman de nuit. Comme je regrette de ne pas t’avoir suivie. Oui mais j’ai toujours eu du mal à prendre les choses en mains. J’ai fait des tas de choix similaires avant.Oui mais j’étais plus jeune, avant. Ilme faut raconter la suite de cette histoire. »
Prairie Wind.6 Avril.
C’était il n’y a pas si longtemps. C’était juste avant de quitter les sentierssalissants mais un peu trop faciles de la jeunesse. Juste avant de rebattre la carte du tendre.C’était juste en sortant du vestiaire de l’enfance. C’était à une époque où tout ce qui importait, voilà, c’était ça : jouer. Juste ça.Jouer et rien d’autre. N’importe où. N’importe comment.Jouer. Nous déporter vers la première aire de jeu disponible. N’importe quel terrain de sport. Oui. C’était il n’y a pas si longtemps. Voilà.
Chaque matin s’annonçait à peu près comme suit. D’un coté Dieu ouvrait la fenêtre. Le diable la refermait de l’autre.Chaque matin s’annonçait en cinémascope. A cette époque, le matin respirait encore après que le réveil ait fini de sonner.Le matin s’amenait même en courant. C’était pour lui la seule façon de ne pas perdre l’équilibre.Et c’est mollement que l’adolescence s’étiraitles viandesau soleil.Et c’est alors que, sans qu’on s’en rende vraiment compte,le soleil s’est mis à déteindre.Et c’est alors que, nées au creux de nos estomacs, remontant avec patience comme une bile, de drôles de questions ont soudain agité nos lèvres.
Pourquoi étions-nous des enfants si gras ?
Pourquoi jamais personne n’exprimaitla vérité toute entière ?
Pourquoi avions-nous l’impression que la vie ça avait toujours consisté à se balader la braguette ouverte ?
Pourquoi la nuit risquait-elle de se faire violer à toute heure du jour ?
Pourquoi les filles du quartier semblaient toutes avoir traversé leur saloperie d’enfance avec une peluche à la tête déchiquetée par le souffle d’une roquette ?
Pourquoi avait-on l’étrange pressentiment que bientôt, très bientôt, on nous enverrait au sous-sol pour subir le tourment de tout un tas d’appareils de torture aux mécanismes très complexes ?
Pourquoi savions-nous déjà que la vie allait filer de plus en plus vite en nous confrontant à des choses de plus en plus graves ?
Pourquoi devrait-on économiser les dix ans de maintenant en prévision des dix ans à venir ?
Pourquoi les garçons trichaient-ils ?
Pourquoi les filles avaient-elles appris à faire semblant ?
Pourquoi la rapidité de la première relation sexuelle avait-elle un impact sur la manière dont on allait,longtemps après,percevoir la qualité du couple ?
Pourquoi certains et pas d’autres se sentiraient-ils très tôt l’obligation de tenir certaines promesses, comme celle d’éparpiller les cendres de leurs ex juste au-dessus du puits que leur perte avait commencé de creuser comme un acide dans leurs âmes ?
Pourquoi les cafés de la jeunesse perdue étaient-Ils, tous plus ou moins, des nids d’espions déguisés en boite de fruits confits ?
Pourquoi les grenouilles étaient-elles satisfaites de se partager tous les nénuphars de l’étang,tandis que, sous l’eau, une inquiétante créature frayait avec nos fantasmes les plus troubles ?
Pourquoi, alors qu’on était tellement hardi au pays du vent, oui pourquoi se mettait-on, du jour au lendemain,à discuter politique avec nos lauriers sauce ?
Pourquoi faudrait-il absolument qu’on mette sur pied notre petite tour de France en cornet de glace ?
Pourquoi la vie et tout son fourbi élastique finirait-elle par nous péter à la gueule ?
Oui. Voilà. C’était il n’y a pas si longtemps. C’était juste avant de quitter les sentierssalissants mais un peu trop faciles de la jeunesse. Juste avant de rebattre la carte du tendre.C’était juste en sortant du vestiaire de l’enfance. C’était à une époque où tout ce qui importait, voilà, c’était ça : jouer.Là que tout à coup une présence a fait tache dans le tableau. Et c’est là qu’on a aperçu cette fille qui errait sur tous lesterrains de sport de notre jeunesse. Elle ressemblait à un fantôme. Et là, tout à coup, les couleurs du jour se sont enfoncées dans la profondeur de la nuit. Alors il a bien fallu commencer à rendre des comptes.
N°17
acrylique sur papier
40/30 cm
2013
17)
« 8 Mars.
Journée claire dans l’ensemble. Le soleil a mis du temps à percer mais maintenant il perce. Le soleil perce les nuages de part en part. Je lève les yeux au ciel. Le soleil sèche la terre. Sensationde marcher sur un tapis de nuages. Je sèche mes larmes. Le monde est toujours du coté de ceux qui vont debout. Lassitude. J’ai envie de me reposer un peu. »
Combien de litres d’eaufaut-il au juste pour remplir le ciel? Pendant que j’étais sur les routes, je me suis souvent posée cette question.Et là je sens bien que j’arrive au bout. Au bout de ma route. Et je sais que cette question va devoir rester sans réponse.Parce qu’il y a des questions qui doivent rester des questions, sans quoi plus rien n’avance. Je crois que la vérité, ça marche quand c’est un peu la fable de tout le monde. Et que sous l’habit de l’astuce, il vaut toujours mieux se taire que de chercher à avoir raison, comme ça, absolument.Oui se taire et tacher de faire d’un triste repas une expérience mémorable. Je crois que si j’ai tellement eu envie de partir, c’est que personne, je dis bien personne, ne peut vivre trop longtemps dansl’attente.
Je crois, j’en suis presque sure, qu’en bougeant tant soit peu les lignes, alors on remet nos vies dans le sens d’une voie autrement plus royale. Je crois que, je m’avance peut-être mais je m’avance désormais en pleine connaissance de cause, oui, je crois que quitter un monde devenu tranquille à mourir, monter dans le premier train sans même savoir vaguement où il va, je crois que, descendre de ce train à l’endroit le plus inhospitalier possible, à l’endroit où nous sommes sans doute en présence d’une nouvelle définition du mot solitude,je crois au fond que c’est exactement ça, vivre. Vivre ça doit être comme de lancer des chats. Comme croire en la majesté du vice.
On est jamais là où on devrait être. Au terme de ma route, au moins ai-je appris ça. Et aussi que nous ne sommes que des gouttes d’eau, des gouttelettes ridicules déversées ça et là au hasard de ce monde. Une goutte d’eau, pour peu qu’elle se mette en mouvement, ça finit toujours par retrouver la rivière. La route m’a beaucoup coutée. A de multiples reprises, j’ai été contrainte de puiser encore plus loin que le simple au-delà de mes forces. Mais tout cela me parait si loin. Et à présent je suis assise.Je fais face à l’horizon. Les ruines d’une ville dansent une dernière fois avant de se perdre dans le néant et le passé le plus flou. Je sens bien que la dernière chose d’extraordinaire qui pourrait m’arriver, c’est mourir.
Textes de benoit Jeantet.
Textes de benoit Jeantet.